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La Bête d'Orléans

[Légende] La Bête d'Orléans par Jacques Baillon

 

Cet article est tiré da la page facebook de Jacques Baillon, qui est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le loup, et que j'ai eu le plaisir d'interviewer (voir lien en bas de la page). Je le remercie encore de me permettre de reproduire l'article sur mon site internet.

Philippe Mind  

La « Bête d’Orléans » fut popularisée par des images, abondamment diffusées par les colporteurs, imprimées au début de l’empire à Chartres par les imagiers Garnier-Allabre.

Figure de la bete d orleans 1869 crypto investigations 1

Le bois gravé utilisé pour représenter cette bête faisait probablement partie du stock qui appartenait à d’anciens imagiers chartrains [1] et conservés depuis fort longtemps par cette famille d’imprimeurs.

On connaît plusieurs versions de la représentation de cette « bête d’Orléans ». La première apparition qui soit datée avec précision sur le « marché » des bestes cruelles semble remonter à 1859 : une version « moderne » est alors publiée dans l’Astrologue de la Beauce et du Perche. On lui consacra même un vitrail, qui a été récupéré par le Musée de Chartres et qui se trouvait dans la maison des imprimeurs Garnier Allabre, place des Halles.

Qu’était cette bête ? JM Garnier, un descendant de cette famille, qui écrivit en 1869 l’histoire des imagiers de Chartres, ne croit manifestement pas à la réalité de la bête d’Orléans :

« Cette bête féroce, que l’on a dû voir en images seulement, écrit-il, n’a été qu’une réminiscence de la célèbre Bête du Gévaudan. Son retentissement fut très grandde tous côtés elle était demandée. Chacun tenait à connaître le monstre horrible qui exerçait d’aussi cruels ravages. Je dois ajouter que les relations orales n’étaient pas faites pour calmer la terreur qu’il entretenait dans les contrées de l’Orléanais et de la Beauce, mais, comme en ce bas monde, tout a une fin, la bête d’Orléans passa un jour à l’état de canard et la raison et le bon sens finirent par reprendre leur empire sur les masses épouvantées (…) Le plus célèbre de tous ces canards, sans doute le père de toute la nichée, fut la bête monstrueuse et cruelle du Gévaudan » [2].

Sur les funestes activités de la bête, on sait (de source sûre) qu’elle avait attaqué un bûcheron à Beaugency, ainsi que sa femme, son fils et d’autres malheureux « victimes de cette bête sauvage qu’aucune balle ne peut atteindre » comme l’explique l’Astrologue de la Beauce et du Perche. Elle quitta ensuite les bords de Loire pour passer en Beauce, puis en forêt d’Orléans.

La bête d’Orléans se fit aussi une petite place au sein d’un autre légende, celle des amoureux de Péronville, qui se déroule à quelques lieues de là, sur les bords de la Conie. Elle y sévit sous les traits d’un « monstre sans pareil, recouvert d'écailles vertes et jaunes, à la langue rouge pendante sur de longs crocs d'ivoire ».

Normal, dans ces conditions,qu’elle y commette quelques carnages  spectaculaires évoqués pour nous par Emile Maison [3] en 1888 : la bête attaque la jeune femme, l’amoureux lui court après, et, raconte le narrateur, « veut arracher son amante à la férocité du monstre mais à son tour il est broyé, déchiré à belles dents par l'horrible bête qui,avec ses griffes acérées, rapproche ensuite ces deux beaux corps et se repaît de leur chair. Maintenant leurs restes, souillés de bave, de sang et de boue ne font même pas envie aux oiseaux de proie. Après avoir achevé son carnage, la Bête a fait entendre un ricanement, puis a disparu au milieu des éclairs dans les replis de la sombre forêt ».

La Bête d’Orléans

La bete d orleans crypto investigationsLégende beauceronne,

Vue par AF Coudray Meunier.

(Pétrot Garnier, libraire, Chartres.1859)

« Aujourd’hui qu’il y a trop de soleil et trop peu de bois dans la Beauce pour que la superstition, cette corruption du sentiment religieux altéré par l’ignorance, puisse y trouver place, la nouvelle génération ignore qu’au commencement de ce siècle, les départements circonvoisins du Loiret et principalement celui d’Eure-et-Loir, étaient désolés par un animal monstrueux et féroce que l’on nomma bientôt la Bête d’Orléans.

Quelques anciens, dans nos communes, se souviennent encore des frayeurs qu’ils éprouvaient pendant les longues soirées d’hiver, lorsque réunis dans une étable à la lueur d’une lampe nourrie à frais communs, les hommes, le broc sur la table, devisant sur la récolte à venir ou le prix du grain, les femmes tenant le dévidoir ou rangées en cercle et accroupies sur leurs talons en filant leurs quenouilles, lorsque, disons-nous, la personne la plus instruite du veillon se hasardait, non sans quelque émotion, à procurer à son auditoire, comme à elle-même, le plaisir d’avoir peur en racontant les ravages causés par la Bête d’Orléans, cette bête féroce, que tous les chasseurs des environs avaient cherché à tuer ; mais leurs efforts et les battues faites dans la forêt qu’elle fréquentait le plus ordinairement n’avaient eu pour résultat que de leur apprendre qu’elle avait le corps recouvert d’écailles, et que les balles ne pouvaient l’atteindre.

La nouvelle génération ignore encore qu’à cette époque, Orléans, que Strabon appelle, au livre IV de sa géographie, Emporium Carnutum, le marché des Chartrains, était, au dire des commères et des cancans de village, sur le point de voir son marché abandonné des cultivateurs de la Beauce, qui n’osaient plus sortir qu’armés et en force pour vaquer à leurs travaux ; et encore, malgré tant de précautions, les accidents se multipliaient-ils sans interruption. – Personne ne devait plus se hasarder à conduire des approvisionnements vers une cité où la désolation, la mort peut-être, l’attendait à toutes les portes ; car cette bête enragée, aussi rusée que féroce, savait se dérober aux poursuites dirigées contre elle, et le soir de ces chasses, après s’être tenue à l’écart au fond de son antre secret, ou immobile, tapie au milieu d’un épais fourré de landes ou de bruyères, la Bête quittait la retraite qu’elle s’était choisie, et se mettait à la poursuite des voyageurs attardés qu’elle déchirait en lambeaux et dont elle suçait le sang avec avidité.

La bete d orleans crypto investigations 2Les chemins sur lesquels le piéton marchait d’un pas léger et dispos, sans jamais être las ni ennuyé, les chemins sur lesquels le cavalier allait jouissant, en toutes saisons, de la vue des champs et des prairies florissantes et émaillées de diverses couleurs, sans avoir besoin d’éperonner sa monture, étaient devenus mauvais, dangereux, malaisés, pierreux, raboteux et fourvoyants. Les piétons lassés et fatigués n’y marchaient plus que d’un pas pesant, détestant ces chemins et pestant contre la Bête, cause de ce triste changement ; comme faisait le cavalier pour les fréquentes talonnades qu’il était obligé de donner à son cheval. – Quant aux voituriers, habitués à conduire sans bourbiers, détours ni empêchements, ils fouettaient, outrageaient et massacraient leurs misérables chevaux, qui débandaient tous leurs nerfs pour sortir à perte d’haleine de ces chemins maudits, depuis qu’ils étaient fréquentés par la Bête d’Orléans.

Ah ! c’est que, en effet, la Bête causait de terribles ravages, car (toujours au dire des récits qui avaient cours sur ses affreux exploits) un grand nombre de personnes avaient été dévorées par elle. De ses griffes, longues de plus de quatre pouces, elle avait déchiré et mis en lambeaux quantité d’hommes, de femmes, d’enfants ; elle avait dévoré des familles entières, et chaque jour, en se levant, le soleil avait à éclairer de nouveaux méfaits.

Un matin, on apprenait qu’elle avait jeté la terreur dans un village de Loir-et-Cher, et que, le soir même, elle avait dévoré quatre petits enfants de la paroisse de Saint-Rémy-sur-Avre (Eure-et-Loir). – Ou bien l’animal furieux s’était jeté sur une jeune bergère, nommée Jeamine, qui ramenait son troupeau des champs à la ferme ; ils’était élancé sur la pauvre fille et l’avait emportée dans la forêt ; le lendemain, au fond d’un ravin, on avait retrouvé le corps de la malheureuse victime, à moitié dévoré !…

Déjà, différentes fois, on avait tenté de poursuivre la Bête, et toujours elle avait échappé avec un bonheur infernal ; mais, après un tel scandale, – croquer une fillette ! – il fallait une punition. On organisa une nouvelle battue ; malheureusement, elle n’amena pas un meilleur résultat. – Au dire de quelques chasseurs, les chiens refusaient de donner sur la Bête et s’enfuyaient en hurlant sitôt qu’ils l’apercevaient.

D’autres, plus audacieux racontaient :« Que la Bête s’étant montrée quelques secondes, ils l’avaient tirée… mais les balles de plomb qui frappaient son corps tombaient aplaties. » D’autres enfin disaient qu’ils l’avaient tirée presque à bout portant avec des pièces d’argent repliées et l’avaient sûrement mortellement blessée… et, le lendemain, on apprenait qu’elle avait fait une nouvelle victime.

Cette fois, elle avait fait choix d’un marchand rouennais qui s’en retournait de la foire de Beaucaire, où, comme dit Jean Michel, de Nismes :

… l’on pot ben sans hyperbole

Dire que l’ya mai d’estrangés

Qu’en Italio dirangers. [4]

Comme il poussait sa monture pour la forcer à traverser cette forêt d’Orléans, touffue, large et spacieuse, qui porte son gland pour la nourriture des bêtes sauvages, et à comparaison desquelles les autres forêts de France n’étaient que buissons, le cheval refusait d’avancer,quand, se sentant piqué de deux vigoureux coups d’éperons, il partit avec rapidité et franchit en quelques minutes plus de la moitié du chemin ;puis il s’arrêta tout à coup, effrayé jusqu’au vertige par le hurlement sourd et guttural poussé par la Bête s’élançant sur le marchand rouennais, qui fut désarçonné, enlevé de selle et lancé à terre à plus de vingt pas, en moins de temps qu’il en faut pour l’écrire. Le cheval se cabra, tourna sur lui-même et s’enfuit bondissant avec frénésie au milieu des taillis. – La Bête s’abattit sur sa victime qu’elle étouffait par sa pesanteur, et lui broyait les épaules de ses dents formidables, tandis que ses griffes longues et acérées pénétraient dans la chair à travers les vêtements, en traçant de profond sillons. Trois jours après, on ne retrouva que les bottes et le chapeau qui avaient appartenu à la victime.

Chacun, on le comprend, s’apitoyait sur le sort des malheureux habitants d’Orléans et sur celui des victimes de la férocité de la Bête sanguinaire ; mais quand après avoir narré comme quoi ce monstre redoutable, partant chaque jour du chef-lieu du département du Loiret,« déchire et dévore tout ce qu’il rencontre sur son passage, et porte la désolation parmi des familles entières dans les contrées qu’elle parcourt, » le conteur on arrivait à l’accident survenu le jour de Noël, à l’entrée d’un village près de Beaugency ; les yeux étaient fixes, les bouches béantes, et l’on n’entendait plus que le sifflement des fuseaux qui tournaient sous les doigts agités. – Ah ! dam, c’est qu’à cet endroit le récit était bien de nature à frapper d’épouvante les habitants de la plus grande partie de nos campagnes, qui, à cette époque encore, ignorants et superstitieux, ne croyaient fermement que ce qui était incroyable.

Voici le récit de cet accident tel qu’il nous a été conservé :

« Le vingt-cinq décembre dernier, la Bête d’Orléans, rencontra à l’entrée d’un village près de Beaugency un malheureux bûcheron, sa femme et son fils aîné. Cette bête féroce se jeta d’abord sur cette malheureuse femme ; le pauvre bûcheron et son fils veulent la défendre : un combat horrible s’engage, mais, malgré leurs efforts et de plusieurs autres personnes arrivées, cette malheureuse a péri, et plusieurs autres personnes blessées. Enfin, il est impossible de calculer le nombre de malheureux qui ont été victimes de la voracité de cette bête sauvage…Ah ! mes chers amis, prions Dieu qu’il nous délivre de ce monstre,et prions-le aussi pour le prompt rétablissement des personnes blessées par cet animal ! »

Après avoir terminé ces terribles et intéressants récits par un semblable exorde, le conteur s’arrêtait, effrayé lui-même de ce qu’il avait entrepris ; et l’assemblée, ébahie, tremblait encore longtemps après. Quant à la complainte (car il y a une complainte qu enous reproduisons dans toute sa naïveté), il fallait être en nombre, et en nombre impair, bien entendu, pour se hasarder à en chanter les couplets.– Il fallait être plus de treize personnes, jamais moins de neuf, et nul n’eût osé enfreindre la règle, tant il est vrai que les préjugés de la superstition sont toujours supérieurs aux autres préjugés.

Complainte sur l’air de Pyrame et Thisbé.

 

La bete d orleans crypto investigations 3Venez, mes chers amis,

Entendre les récits

De la bête sauvage

Qui coure par les champs

Autour d’Orléans,

Fait un très grand carnage.

 

L’on ne peut que pleurer

En voulant réciter

La peine et la misère

De tous ces pauvres gens

Déchirés par les dents

De cette bête sanguinaire.

 

Le pauvre malheureux,

Dans ce désordre affreux,

Pleure et se désespère ;

Il cherche ses parents,

Le père ses enfants,

Les enfants père et mère.

 

Qui pourrait de sang froid

Entrer dans ces bois

Sans une tristesse extrême,

En voyant les débris

De ses plus chers amis

Ou de celle qu’il aime ?

 

L’animal acharné

Et plein de cruauté,

Dans ces lieux obscurs

Déchire par lambeaux,

Emporte les morceaux

Des pauvres créatures.

 

Prions le Tout-Puissant

Qu’il nous délivre des dents

De ce monstre horrible,

Et par sa sainte main

Qu’il guérisse soudain

Toutes ces pauvres victimes.

Le chant de cette complainte, si naïve qu’elle soit, était loin de rassurer les esprits pusillanimes de la réunion dont la fièvre de la peur s’emparait ordinairement dès le second couplet, et cette complainte, en forme de corollaire de l’incroyable récit qui la précède,servait d’encadrement à l’image en couleur représentant la « Figure de la bête féroce qui ravage les alentours d’Orléans », image que l’on voyait encore, il y a quelques années, attachée à la muraille de presque toutes les chaumières dans nos campagnes, entre l’infortunée Geneviève de Brabant et le portrait, gravé en tailles de bois par les imagiers d’Épinal, de Chartres ou d’Orléans, du fameux Juif-Errant, tel qu’il a été vu par les bourgeois de la ville de Bruxelles, le 22 avril 1774, – et, ceci soit dit en passant, l’image de la Bête, dont la réduction fac-simile se voit au commencement de cette notice, recevait ordinairement la place d’honneur au milieu de ces naïves enluminures.

Enfin la Bête d’Orléans disparut un beau jour et cessa d’exercer ses cruels ravages ; tout, dans ces riches contrées, rentra dans l’ordre et recommença à jouir de la paix et de la sécurité d’autrefois ; et les habitants n’entendirent plus parler de ses courses vagabondes et sanguinaires.

Note : Patrick Berthellot, sur son blog « Le clavier des bestieux » consacré principalement à la Bête du Gévaudan, fait remarquer que l’illustration de sa cousine la « bête d’Orléans » nous dévoile une sorte de cuirasse corporelle, comme celle que portaient les chiens de guerre. Elle semble recouverte d’une carapace d’écailles, à la façon d'une ancienne cotte de mailles métalliques, plaques de métal raccordées entre elles au moyen d'anneaux ou de rivets.

La bete d orleans crypto investigations 4

Ci dessus, une version orléanaise . On l’achète chez Feuillâtre, rue Ste Catherine. A noter la mention manuscrite : «  1820, dite bête de Chaingy » qui fait probablement référence à une louve enragée ayant sévi en 1814 dans cette localité proche d’Orléans et qui fut tuée à Cercottes.

A lire à la veillée :

Les livres de Jacques Baillon 

Notes annexes

[1] Les imagiers Barc, Loyau etc.. Voir JM Garnier. Histoire de l'imagerie populaire et des cartes à jouer à Chartres. Chartres. Petrot - Garnier, 1869

[2] JM Garnier. Histoire de l’Imagerie populaire,Chartres. Petrot - Garnier, 1869.

[3] Emile Maison. Les amoureux de Péronville,légende beauceronne. La Tradition , revue générale des contes, légendes,chants, usages, traditions et arts populaires. Paris 1888.

[4] L’Embarras de la fieiro de Beaucaire, poèmedu XVIIe siècle

Jacques Baillon

Voir aussi

Jacques Baillon : Interview sur son livre " Drôles de loups "

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